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Social Anthropology

Fragments d’identité – Approche anthropologique

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Ce petit texte, publié en 2011 dans la revue Fora, est celui d'une présentation au colloque Scontri de Marignana en 2010 . Il résume, en bref et en Français, quelques points principaux de mon travail sur la corse. La version publiée est: Candea, M. (2011) Fragments d’identité. Revue Fora!, 8, 49-51.

Fragments d’identité – Approche anthropologique

Les anthropologues, il faut malheureusement leur passer ce ‘tic’, parlent par vignettes, par paraboles – par fragments. En voici donc deux, pour nous lancer sur la trace de ce drôle de concept de ‘fragments d’identité’ qui forme le sujet de ce dossier de Fora. Premier fragment: J’ai eu une surprise en recevant les détails du billet d’avion qui devait me conduire d’Angleterre à Ajaccio pour les Scontri de Marignana, source de ce dossier. En effet, ce billet était au nom de M. Matei, prénom Candea. Malheureusement, mon passeport est au nom de M. Candea, prénom Mathieu, qui est la version francisée de mon nom de baptême roumain, Matei. Simple et banale inversion ? Pas tout à fait banale, puisqu’elle pointe déjà le fait qu’en Corse Matei à tellement la résonance d’un patronyme qu’il est bien plus naturel de le considérer comme tel, même en dépit de son t unique. Poussant l’interprétation plus loin (trop loin peut-être) la méprise relève peut-être aussi de l’art quotidien et habituel de deviner l’identité par indices, par fragments : un anthropologue, francophone, travaillant en Angleterre, vient à Marignana parler de l’identité en Corse. Ensemble, ces fragments suggèrent les éléments d’une mosaïque dont la figure la plus logique serait bien plutôt le fictif M. Mat(t)ei, anthropologue d’origine corse au prénom peu usuel, que le personnage peu probable (mais bien réel) de Matei Candea, anthropologue d’origine roumaine, Français d’adoption vivant en Angleterre, ayant passé un an dans un village de Haute-Corse à l’occasion d’une thèse de doctorat sur l’identité.

 

C’est peut-être par déformation professionnelle que je lis tout cela dans cette simple histoire de billet d’avion. En effet, un de mes objets d’étude est justement cette manière subtile et contextuelle dont, au cours d’une première rencontre en Corse, on devine l’identité de l’autre (le nom, l’accent, les connaissances, aptitudes et points de référence, voire la façon de conduire[1]), cette aptitude à la ‘reconnaissance’[2] de l’autre qui permet de rarement avoir à poser la question frontale : êtes-vous Corse ? Ce genre de question un peu brutale – Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu es ? –, trouve sa réponse la plus classique justement dans le passeport : ce document qui dit sans doute et sans ambigüité (mais sans subtilité aussi) que je suis Français (mais pas que je suis d’origine roumaine). Ce document qui fait qu’il me serait tout à fait impossible à moi, Mathieu Candea, de prendre l’avion réservé sous le nom de Candea Matei – quand bien même j’expliquerais au garde-frontières toute l’histoire des flux et reflux de la latinité partagée des langues corse et roumaine qui fait que Mat(t)ei échoue ici comme prénom et là comme patronyme ; quand bien même je m’efforcerais de décortiquer, en anthropologue, toute la subtilité contextuelle des processus de ‘reconnaissance’ et les méprises qu’il peut parfois occasionner ; quand bien même je raconterais, en tant que particulier, d’où je viens, comment j’y suis arrivé, et par ou je suis passé, toute cette histoire vraie (sinon vraisemblable) qui finalement fait que cette différence entre le billet et le passeport fait sens. C’est bien joli tout ça, me répondrait-on, mais Candea Matei, ce n’est pas vous – c’est écrit, là.

 

Les objets eux aussi ont leurs problèmes d’identité – ou du moins, les complications des identités humaines se prolongent et se dévident souvent aussi dans nos objets. Deuxième anecdote, deuxième fragment[3]: Lors de mon travail de terrain en Corse en 2002-2003, j’ai perdu un couteau, un simple Laguiole qui m’avait été offert par une amie d’enfance à Paris. Comme s’approchait la date du retour, j’ai pensé le remplacer par un couteau corse, qui aurait lui aussi une valeur affective et symbolique. Un ami, enseignant bilingue et une référence pour tout ce qui relève de a roba Corsa, m’a présenté à l’oncle de sa femme, retraité habitant la vallée d’Asco, qui sans être coutelier professionnel fabriquait, pour son propre usage et pour la famille et les amis, des couteaux tels qu’on les faisait jadis à Asco : faits à la main de bois et de métal recyclé (jadis à partir de lames de forces à tondre) et ornés d’un manche denté « en tête de chien ». Bien qu’il ne vende pas d’habitude ses couteaux, mon ami l’a convaincu de faire – pour moi – une exception. Quelque temps plus tard, de retour au village, je montrais fièrement mon nouveau couteau corse à un autre ami et voisin, un berger de 83 ans avec qui, autant qu’avec mon ami instituteur, j’avais appris au cours de l’année passée au village, à parler le corse. Celui-ci me lance : « Tu voulais un couteau corse ? Un ci vulia micca cumprà – n’aghju, eiu, curtelli ![4] ». Et, se levant sans plus de cérémonie, m’emmène à son atelier, et me montre, pêle-mêle dans un tiroir, sa collection de couteaux – tous sans exception des couteaux de chasse et autres opinels, fabriqués en masse sur le continent, tels qu’on peut en acheter dans n’importe quel tabac ou quincaillerie. J’ai choisi, pour que la boucle soit bouclée, un Laguiole semblable à celui que j’avais perdu, mais dont la lame usée et maintes fois aiguisée portait le sceau de longues années de travail en milieu rural.

 

Question d’identité: le deuxième couteau est-il lui aussi un couteau corse ? L’est il autant, plus ou moins que le premier ? Le premier est, bien entendu, par sa forme et sa méthode de fabrication l’héritier des couteaux des bergers corses d’antan. Mais le deuxième ne l’est-il pas lui aussi, par son usage et par son ‘esprit’ d’outil pratique, banal, bon marché (autrefois fait de matériaux récupérés, maintenant acheté au tabac du coin) ? Alors que j’hésite aujourd’hui à salir mon ‘beau couteau’ (le premier), je me sers sans façons du couteau du berger pour toutes les taches auxquelles un couteau doit servir. Le couteau du berger, bien sûr, fut fabriqué ailleurs ; mais il fut formé, reformé, déformé par un usage tout ce qu’il y a de plus local, tout comme la lame du premier, qui, bien que reforgée dans la vallée d’Asco, est faite après tout d’un métal qui vient d’ailleurs[5]. A prendre en compte ces considérations, l’histoire se complique.

 

Quel rapport entre ces deux vignettes, celle du billet d’avion et celle des couteaux ? Dans les deux cas, des questions d’identité d’apparence simple (‘qui es-tu ?’, ‘ce couteau est-il, oui ou non, un couteau corse ?’) sont confrontées à des histoires (‘ce n’est pas si simple !’ ‘oui et non…’). Cette tension entre l’identité-passeport (forme unique, simple, complète et attestée), et l’identité-fragment, l’identité-devinette, qui se dévide en histoires, en coïncidences, en parcours, en aptitudes, en transformations, en interprétations, et donc aussi parfois en méprises, en ‘faux amis’ (Matei-Mattei), en complications ; cette distinction, en somme, entre l’identité et ses fragments, rappelle la distinction articulée naguère par le sociologue-philosophe Gabriel Tarde, entre l’être et l’avoir :

 

« Toute la philosophie s'est fondée jusqu'ici sur le verbe Être, dont la défi­nition semblait la pierre philosophale à découvrir. On peut affirmer que, si elle eût été fondée sur le verbe Avoir, bien des débats stériles, bien des piétine­ments de l'esprit sur place auraient été évités. - De ce principe, je suis, impos­sible de déduire, malgré toute la subtilité du monde, nulle autre existence que la mienne ; de là, la négation de la réalité extérieure. Mais posez d'abord ce postulat : « J'ai » comme fait fondamental, l'eu et l'ayant sont donnés à la fois comme inséparables. […] L'opposé vrai du moi, ce n'est pas le non-moi, c'est le mien ; l'opposé vrai de l'être, c'est-à-dire de l'ayant, ce n'est pas le non-être, c'est l'eu. »[6]

 

Ce passage tardien de l’être à l’avoir recoupe une mutation récente dans le paysage de l’anthropologie anglophone (le lieu théorique d’où j’écris): le concept d’identité (identity), mot de passe exclusif d’une grande partie de l’anthropologie depuis les années 1980, à force d’être accommodé à toutes les sauces (identité nationale, de genre, d’âge, politique, d’emploi, etc.) et miné par tous les qualificatifs (identité fluide, multiple, partielle, incertaine, implicite, contestée, etc.) à peu à peu perdu de son mordant théorique. En son lieu apparaît de plus en plus fréquemment le concept d’ « appartenance » (belonging), qui met en œuvre une toute autre série de problèmes, et de solutions[7]. L’idée est simple : alors que la question frontale de l’identité (qui es-tu, es-tu Corse ?) requiert une réponse unique (un nom, un oui, un non), les questions d’appartenance appellent des réponses qui sont forcément multiples, concrètes, hétérogènes : tant de fragments, de précisions, qui expliquent et définissent, mais en définissant, débordent de l’identité simple et unie. Dis-moi ce que tu as : un nom, oui, mais aussi une histoire, des souvenirs, des amis, des cousins, des compétences linguistiques ou culturelles, des habitudes, des habitus comme dirait Bourdieu, un accent – ainsi que, concrètement, une maison au village et/ou un appartement à Bastia, une 106 plutôt qu’une C15 (« Aió Matei, me disait-on au village, tu vas pas acheter une voiture de berger ! »), un couteau qu’on a fait – ou refait – soi-même…

 

Si le point de vue anthropologique de « l’avoir » n’est évidemment pas à confondre avec de simples considérations consuméristes, c’est parce qu’il est réciproque[8] : les objets que nous avons intéressent l’anthropologue de l’appartenance en tant qu’eux – ces objets – nous ont, nous, en retour. On appartient à sa maison, à ses terrains, à ses couteaux même, autant qu’eux nous appartiennent. Lorsque, pour dépecer le sanglier, j’ai prêté le couteau que mon ami berger m’avait donné, en racontant d’où il venait, on m’a dit avec approbation que ses couteaux à lui, « ils coupent, mi ! ». Chaque objet, chaque lieu qui nous appartient nous possède aussi, nous étend et nous limite, nous décrit et nous transforme à sa façon. Il en va de même de tous ces ‘avoirs’, de ces ‘appartenances’, qu’elles soient matérielles ou mentales, linguistiques, culturelles ou familiales. Chacune atteste que nous-mêmes ‘appartenons’ aussi à d’autres ensembles : Corses ou pas, mais aussi femmes, hommes, jeunes, vieux, ruraux, urbains, anthropologues, etc. Ensembles auxquels – puisqu’on appartient toujours à plusieurs – on n’appartient forcément que par une facette de son être[9]. Fragments d’identités que nous assemblons et qui nous assemblent.

 

Et si, d’un coté, ce passage de l’identité unique aux multiples appartenances peut sembler éparpiller, multiplier et briser les certitudes, d’un autre coté, il donne aussi un contenu réel, pratique, et accessible, aux mystères de l’être. La difficile question frontale de l’identité (qu’est-ce qu’être Corse ?), n’est pas tant contournée que réfractée, traduite en multiples questions d’appartenance mutuelle, chacune susceptible d’une réponse partielle mais concrète, individuelle, solide – comme cette lame qu’on reforge.

 

 

[1] Voir Candea, M. 2010. Corsican Fragments: Difference, knowledge and fieldwork. Bloomington: Indiana University Press. Chapitre 5 [2] Je suis reconnaissant (justement!) à Ghjacumu Thiers, qui m’a suggéré l’utilité de la notion de ‘reconnaissance’ pour parler de ces processus de rencontre ou l’identité se déduit de fragments. [3] Pour un traitement plus étendu de cette anecdote, voir Candea, M. 2010 op cit, chapitre 4 [4] ‘Il ne fallait pas en acheter, j’en ai, moi, des couteaux!’ [5] Je remercie un auditeur de la conférence de Marignana pour ce rappel. [6] Tarde, G. 1999 [1895]. Monadologie et Sociologie. Le Plessis: Synthélabo. p86 [7] Pour une vue d’ensemble de ce changement dans l’anthropologie anglophone, au regard d’un exemple corse, voir Candea, M. 2010. 'Anonymous Introductions: Identity and Belonging in Corsica'. Journal of the Royal Anthropological Institute, 16(1), 119-137. [8] voir Latour, B. 2002. 'Gabriel Tarde and the end of the social'. In The Social in Question: New bearings in history and the social sciences, (Ed, Joyce, P.). London: Routledge. pp. 117-132. [9] ibid, p39